C’est dans le charmant Théâtre du Chien Blanc, en bout de gare Matabiau, juste après la Médiathèque, que la compagnie Les Points Nommées présentait sa première création Besame Mucho. Ce travail à partir d’une pièce de la dramaturge et actrice contemporaine espagnole Gracia Morales explore la filiation d’une mère et sa fille. J’écris “explore” car la mise en scène et l’interprétation ne se figent pas dans un récit linéaire et monologique, ni dans une logique théâtrale du texte dramatique découpé de manière actancielle. Nous sommes en présence de deux temporalités marquées sur scène par deux espaces bien distincts, celui de Clara et l’autre pour sa mère Mercedes. Temps différents, époques différentes, mais moments communs aussi, car les récits et les corps s’entrelacent dans les souvenirs ou visions de Clara qui se matérialisent devant nous.
Ce trouble dans le temps du spectacle nous déstabilise dans un premier temps, Clara rêve-t-elle toute seule dans sa chambre d’une mère qu’elle n’a jamais eue ? S’imagine-t-elle des situations avec cette mère imaginaire? Sommes-nous placés dans ses rêves et fantasmagories dans lesquels la mère est si présente qu’ils signifient son absence en dehors, dans la vie? Non, rien de tout cela. Nous assistons à un surgissement de la mémoire avec la présence de la mère tant aimée et défunte, Mercedes, sur le plateau devant Clara et à un refus du deuil de cette dernière envers son aînée.
En effet, le dispositif scénique a placé Clara face à sa mère dont on sait la mort. Artifice remarquable qui nous plonge dans un espace fictionnel permettant à la fille de s’adresser encore à sa mère, d’essayer encore une fois de lui dire ce qu’elle ne lui a jamais dit, de la prévenir, de l’avertir. Clara vainement, mais avec toute l’énergie du monde, tente de réparer la vie de sa mère, de la sauver. Oh ! Deuil classique me dirait vous. On est dans la tragédie la plus classique, rien ne dépasse, tout est bien emmanché, la victoire de la fatalité à la fin, tout ceci comme d’habitude est guindé, eh oui, on est au théâtre! Certainement, si nous devions faire quelque classification, Besame Mucho irait dans la catégorie tragédie. À l’énorme différence que la tragédie, ici, ne concerne pas les puissants de ce monde, les héros grecs ou latins, mais des femmes réelles, populaires dans le quotidien le plus simple et pauvre, le plus partagé donc le plus universel. Et nous touchons là le sens profond de cette adaptation, cette tragédie sans héroïne est “sale”, impure, elle se passe dans la rue, de nuit, dehors, avec des bars et des ivrognes à l’intérieur (Mercedes se fait tabasser à la maison par monsieur), elle est “déclassée”. Ce ne sont plus des personnages aristocratiques, ce ne sont plus les meurtres de jalousie, de pouvoir dans les palais, non, Clara et Mercedes sont là, pourraient être nos voisines en bas de notre immeuble, on pourrait les croiser en août quand il fait beau et que Mercedes se met à coudre dehors. C’est la tragédie qui est devant notre porte, qui se joue partout dans le monde et tout le temps dans des milliards de familles. Pourquoi une fille espagnole qui rêve de sauver sa mère déjà morte nous émeut ? Cette histoire filiale nous atteint dans notre chair, car elle résonne dans le creux de nos blessures intimes, celles qu’on a enfouies, car ce sont celles qui font le plus mal. Elles concernent la famille, qui engendre des haines et des séparations violentes entre parents et enfants et, souvent, ces évènements douloureux restent dans un silence opaque, parfois honteux qui coupe à jamais les liens qui unissent. Les Points Nommées, avec ce texte, percent l’opacité des tragédies familiales si quotidiennes, elles rendent transparentes des situations parfois impossibles à raconter. Le récit fictionnel mis en place ici laisse tout le réalisme nécessaire à la situation, de façon à nous rendre plus proche les personnages. Mais c’est l’histoire et comment elle est racontée qui nous captive et nous ramène à notre propre histoire familiale.
Et, dans ce monde tragique si bien agencé, si proche de nous, comment ne pas être bouleversé par l’énergie de Clara à refuser la mort de sa mère, victime des coups d’un homme ? Comment ne pas s’attacher à Mercedes, cette mère présentée ici si jeune, sublimée elle aussi en robe fleurie ? L’amour filial, qui certes, se manifeste trop tard est sublimé, et la situation vaine de Clara, absurde pense-t-on au début devient un acte de résistance contre le Destin, contre la mort violente de Mercedes. Par amour.
Saluons le travail d’actrices d’Isabelle Ayache et Caroline Lerda, qui, sans appuyer leurs émotions, tout en mesure et dans un rythme où les déplacements ne sont pas courses, mais pesés, réfléchis, mais bien taillés dans l’espace. Leur présence simple sans nous faire subir leur sort, sans rechercher le larmoyant donne du souffle, de l’ambiguïté aux personnages donc de l’humanité.
Mathieu Méric
Commentaires
felix rouhaud le 22/02/2025 à 09:12
Et à Noémie Constant pour cette mise en scène !