Pour juguler la pandémie de Covid-19, le gouvernement a fait le choix de fermer les lieux culturels. Une décision discutée par les acteurs du secteur eux-mêmes, et par leurs observateurs. Mais leurs arguments ne se résument pas à la seule perte économique, au contraire. Le débat porte bien plus sur la nécessité culturelle. Alors, la culture est-elle essentielle à l’Homme ? Et pourquoi ?
En plongeant progressivement de nombreux champs de la société dans la crise, la pandémie de Covid-19 va-t-elle provoquer une révolution culturelle ? En effet, après les dimensions sanitaire, économique, sociale ou politique, la crise pourrait également toucher le monde de la culture. Tout d’abord en menaçant l’équilibre économique du spectacle vivant mais également en interrogeant la notion d’accès à la culture et la place de celle-ci dans nos sociétés. L’exemple le plus frappant étant celui du débat autour de la fermeture des lieux culturels, en novembre 2020.
En effet, le 28 octobre 2020, le président Emmanuel Macron annonce un nouveau confinement. Rapidement, une liste de commerces dits ”essentiels”, pouvant échapper au raz-de-marée de fermetures administratives, est publiée. Les bibliothèques, les cinémas, les librairies, les musées et autres salles de spectacle n’en font pas partie. Au-delà des difficultés économiques consécutives à cette mesure, le sentiment que la culture est reléguée au rang d’activité économique non-essentielle crée la polémique. D’autant que, quelques temps plus tard, l’interdiction de la vente des livres dans les supermarchés renforce la sensation d’une culture bâillonnée. Une situation confondante dans le pays des droits de l’Homme et de l’exception culturelle.
« Le débat s’est beaucoup focalisé sur la fermeture des lieux culturels et sur la question de l’accessibilité de la culture. Cette approche sous-entend que nous parlons d’une culture particulière, objectivée, qui serait extérieure aux individus et qu’il faudrait acquérir via des institutions dédiées : les librairies, les théâtres, les musées, les cinémas… Avec l’idée que seule une certaine culture et certaines œuvres sont en mesure de jouer leur rôle émancipateur », nuance Lionel Arnaud, professeur de sociologie à l’Université Paul Sabatier (Laboratoire des sciences sociales du politique, LaSSP) et spécialiste des questions culturelles. Or, il rappelle que, du point de vue anthropologique, « la culture est indissociable des activités humaines. Elle est présente partout, dans la manière de nous habiller ou de cuisiner, dans l’expression de nos points de vue politiques, religieux ou moraux… En ce sens, la culture est un phénomène ordinaire, et c’est un élément essentiel de notre humanité ».
La question de l’ouverture des lieux culturels est donc, à ses yeux, l’arbre qui cache la forêt. D’autant que, pendant les confinements, la plupart des grandes institutions culturelles ont rendu publiques leurs collections sur Internet. « Avec d’ailleurs la collaboration de certains artistes et de certaines institutions culturelles qui rivalisent d’imagination pour apporter la culture à la maison. Dans une certaine mesure, on peut même affirmer que jamais, dans l’Histoire, la culture, aux sens des œuvres consacrées, n’a été aussi accessible », constate l’expert.
Mais si le volume global de contenus culturels accessibles ne cesse de croître, le nombre d’interactions sociales diminue. « La culture sur écran se substitue progressivement à la culture sensuelle et à l’expérience sociale concrète », observe Lionel Arnaud. Un phénomène antérieur à la crise, mais que les mesures sanitaires ont brutalement exacerbé. Non sans risque. « C’est une autre sensibilité, un autre régime esthétique qui se diffuse peu à peu, davantage tourné sur l’intime, le domestique, de plus en plus désincarné et qui nous met à distance de l’autre. Et qui nous éloigne donc toujours plus d’une pratique culturelle fondée sur la proximité et l’effervescence des corps et des sens, telle qu’on peut l’expérimenter dans les fêtes, les concerts, le théâtre… A ce titre, le Covid, ou plutôt la mise à distance physique et les confinements qu’il implique, accélère un changement anthropologique », analyse le sociologue, qui rappelle que la culture est un droit humain fondamental, indispensable à la vie démocratique et reconnu internationalement. « Si l’on considère que la culture est le propre de l’Homme, le priver des possibilités de mettre en jeu ses sens est une façon de le déshumaniser ».
C’est précisément au regard de ce droit fondamental que certains acteurs culturels ont déposé un recours devant le conseil d’État pour demander la levée des fermetures administratives, comme ce fut le cas pour les lieux de culte. « L’institution a constaté que cette mesure représentait une atteinte grave à l’accès à la culture mais a pourtant rejeté la demande de réouverture. Elle reconnaît donc que c’est un droit mais, dans le même temps, que celui-ci peut être suspendu dans le cadre de l’État d’urgence sanitaire », explique Lionel Arnaud qui ne manque pas toutefois de s’étonner d’un tel choix politique.
« Il y a une inégalité de traitement manifeste si on compare avec d’autres secteurs comme les transports ou le commerce », remarque le sociologue. Une situation qui semble d’autant plus injuste aux yeux des acteurs du secteur qu’ils assurent pouvoir garantir la sécurité et les mesures barrière au sein de leurs établissements. De plus, ces derniers regrettent que l’importance économique de leur activité, qui contribue sept fois plus que l’industrie automobile au PIB national, ne soit pas prise en compte. Lionel Arnaud met toutefois en garde contre ce type d’argument. « La décision de fermer les lieux culturels ne doit pas uniquement être critiquée en terme économique. En France, l’intervention de l’État a été légitimée au nom du service public, au même titre que l’éducation. Et les traités internationaux proclament le droit à participer à la vie culturelle comme un droit humain. C’est important de le rappeler dans le contexte d’une crise qui n’est pas que sanitaire, mais qui est aussi une crise de sens, une crise des sens. », tranche Lionel Arnaud, avant de souligner que « tous les pays n’ont pas fait le même choix ».
« Cette politique s’apparente à une exception culturelle d’un nouveau genre. De fait, il ne s’agit plus de protéger la culture des menaces qui pèseraient sur elles, mais d’en faire au contraire un secteur secondaire, non prioritaire, détaché de la vie sociale et politique. La volonté de contrôler la circulation du virus a clairement pris le dessus sur les autres dimensions qui nous maintiennent en vie, à commencer par notre besoin d’être ensemble, notre besoin de sensualité, de découverte et d’évasion », regrette le sociologue. Une dérive contre laquelle s’est notamment dressé Ernesto Ottone, sous-directeur général pour la culture à l’Unesco, en rappelant à tous les États du monde la nécessité de soutenir la culture en temps de crise. « À l’heure où des milliards de personnes sont physiquement séparées les unes des autres, la culture nous rapproche et fait lien. Elle nous apporte réconfort, inspiration et espoir, alors que nous traversons une période d’anxiété et d’incertitude inédite. La culture est un bien commun essentiel ainsi qu’une source de résilience ».
Convaincus de ce rôle social aux multiples facettes, les acteurs culturels rivalisent de créativité, depuis près d’un an, pour maintenir un lien, le plus vivant possible, entre leur public et les œuvres qu’ils défendent. Des ”concerts-test” aux ”spectacles à la fenêtre” en passant par les ”drive-in”, la culture se réinvente avec la même ardeur que lorsque qu’elle s’attache à réinventer le monde.
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