Le mal de vivre est dans la nature de l’Homme. Tour à tour nommé mélancolie, acédie, neurasthénie ou dépression, on en retrouve des témoignages jusqu’en Égypte ancienne. Chronologie.
« La mort est aujourd’hui mon seul espoir », écrivait un scribe égyptien, il y a 4 000 ans. Ce texte intitulé “L’homme qui était fatigué de vivre” est le plus ancien témoignage que l’on ait retrouvé sur le mal-être. Une émotion « inséparable de la condition humaine », pour Georges Minois, auteur en 2003 d’une “Histoire du mal de vivre”, aux éditions La Martinière.
Dans l’Antiquité, les Grecs ont largement traité le sujet. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Hippocrate croit même avoir trouvé l’origine de cette maladie qu’il baptise la mélancolie. C’est la bile noire, une des quatre humeurs qui composent le corps humain – avec le sang, le flegme et la cholère. « Fourbe, triste, envieux, craintif, mais aussi porté à l’étude solitaire, sans céder au sommeil : tel est le portrait du mélancolique, dont la caractéristique première reste son teint sombre, couleur de boue », résume l’historienne Danielle Jacquart, auteure des “Voies de la science grecque”, en 1997. De son côté, Aristote estime que la mélancolie est l’apanage du génie, une preuve de lucidité et d’humanité. On dit d’ailleurs que Platon et Socrate étaient de grands dépressifs. Au début du IIIe siècle avant notre ère, Épicure déclare que « la Terre entière vit dans la peine ». Épicurisme, stoïcisme, pythagoricisme, cynisme, pessimisme… Autant de philosophies qui tentent de répondre au mal de vivre.
Riche et oisive, la Rome du Ier siècle avant Jésus-Christ s’ennuie. Figurant parmi les mélancoliques les plus célèbres de l’histoire, le poète Lucrèce dépeint cette “taedium vitae”, la fatigue de vivre qui s’empare de ses compatriotes. « Devant la vision apocalyptique d’un monde qui menaçait de s’écrouler au milieu des ruines de Rome et du massacre de ses plus éminents citoyens, un découragement sans bornes s’empara des âmes et des esprits les plus éclairés », écrit l’historienne Yolande Grisé, dans son étude sur cette période de l’Histoire. La confiscation du pouvoir politique par les dictateurs, puis par les empereurs, accentue les frustrations. Au premier siècle de notre ère, le philosophe latin Sénèque, disciple d’Épicure, rapporte que « le dégoût de la vie » est à l’origine de nombreux suicides. Lui-même mettra fin à ses jours, tout comme Lucrèce, Brutus, Antoine… « Le monde romain condamne d’autant moins la mort volontaire que cet acte a fait la gloire de grands hommes incarnant les valeurs suprêmes », fait remarquer Georges Minois.
Une étrange épidémie de dépression frappe les premiers moines chrétiens, entre le IIIe et le IVe siècle, en Égypte et en Palestine. Ils ont choisi de se réfugier dans le désert pour vivre leur idéal spirituel, mais beaucoup sont en proie à « un malaise qui les rendait à la fois inquiets, insatisfaits, tristes et fatigués », décrit l’universitaire Carla Casagrande, dans le magazine L’Histoire, en 2004. Les moines décrivent le phénomène et le nomment “acédie”. « Une irritation et une anxiété du cœur », comme le définit le moine Jean Cassien, qui, au Ve siècle, importe la notion dans les monastères d’Occident. Il la range parmi les pêchés capitaux, fille de la tristesse et mère de l’oisiveté, la somnolence, la morosité, ou le vagabondage. Huit siècles plus tard, avec Saint Thomas d’Aquin, l’acédie cesse d’être un vice exclusivement monastique : « Elle naît lorsque la chair l’emporte sur l’esprit », dit-il. Considéré comme un manque de ferveur dans l’accomplissement des devoirs religieux, le mal de vivre est alors assimilé à la paresse : un pêché envers Dieu, envers la société et envers soi. Au XIIIe siècle, la confession devient obligatoire… Peut-être l’ancêtre de la psychothérapie.
Héritiers de la science antique, les médecins de la fin du Moyen-Âge attribuent toujours la tristesse et l’angoisse à l’action de la bile noire. Ils en répertorient toutes les manifestations et les causes. Élaborée dans le foie, une partie de cette humeur s’écoule dans la rate (“splen” en latin, qui a donné le terme “spleen”). En surabondance inhabituelle dans le corps, elle peut provoquer de nombreuses maladies, dont des ulcérations, la lèpre, des troubles digestifs ou la fièvre quarte. Et ce qui la perturbe est de plusieurs ordres : « La peur, la tristesse ou l’inquiétude, auxquelles les guerres et les épidémies de la fin du Moyen-Âge offrent un climat propice. Mais aussi des aliments comme les lentilles, les choux, ou des viandes d’animaux sauvages ou conservées dans le sel », détaille Yolande Grisé. Les médecins de l’époque étudient également les effets désastreux des amours contrariés, qui font tomber « dans une telle langueur qu’il y a péril de mort », dixit Arnaud de Villeneuve, vers 1280.
À la Renaissance, la sérénité n’est toujours pas de mise. Avec le développement du commerce, la notion de délai apparaît et avec lui le sentiment du manque de temps, qui nourrit la mélancolie. Le trouble règne sur le plan religieux et l’être humain se retrouve dans un monde bouleversé, immense. « Depuis Christophe Colomb, la Terre s’agrandit ; depuis Copernic, l’univers s’accroît ; depuis Luther, Dieu s’éloigne : plus d’images, plus d’intercesseurs, plus d’indulgence. L’humaniste commence à entrevoir la solitude de l’Homme dans l’univers », écrit Georges Minois. Celui-ci insiste sur le pessimisme des artistes du XVIe siècle, qui « rivalisent dans le macabre, l’atroce, l’horrible ». Erasme, Bruegel, Rabelais ou Montaigne témoignent, eux aussi des tourments de leur époque. Et William Shakespeare met en scène dans ses pièces plus de 50 suicides. En 1621, dans son “Anatomie de la mélancolie”, Robert Burton constate : « Les mélancoliques sont partout. Cette cruelle maladie sévit à présent sur presque toute l’Europe ». Du pain béni pour les prophètes de malheur, comme Nostradamus.
Si le XVIIIe siècle est marqué par l’esprit des Lumières, le progrès et l’optimisme, il y règne pourtant l’inquiétude, comme l’a défini le philosophe John Locke, en 1690. Celle qu’« un Homme ressent en lui-même pour l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente. C’est ce qu’on nomme désir, qui est plus ou moins grand, selon que cette inquiétude est plus ou moins ardente ». Un état d’insatisfaction permanent qu’en ce siècle de raison les médecins n’attribuent plus à la bile noire, mais au « fonctionnement de la machine physiologique et des relations sociales ». Les théories scientifiques foisonnent, souvent erronées. Et une multitude de remèdes plus ou moins efficaces sont prescrits. Des séances de bain douche, des séjours à la campagne, de la musique. Ou bien des médicaments à base de quinquina, tartre, suie de cheminée, décoction de cloportes, ou poudre de pattes d’écrevisses. En 1766, dans sa “Critique de la raison pure”, le philosophe Emmanuel Kant « entonne le plus bel hymne à la mélancolie » estime Georges Minois. Un ouvrage monumental qui annonce le mal du siècle romantique…
« Un sentiment de malaise inexprimable commence à fermenter dans tous les jeunes cœurs », écrit Alfred de Musset, en 1836, à l’âge de 26 ans. C’est lui qui utilise pour la première fois l’expression “mal du siècle” pour définir ce qui frappe sa génération. Celle qui a été « bercée par les échos de l’épopée napoléonienne et qui se retrouve sous la chape de plomb de la Sainte-Alliance (le retour de la monarchie, ndlr) », explique Georges Minois. La littérature romantique se fait l’écho de ce spleen, des écrits de jeunesse de Flaubert, aux carnets intimes de Baudelaire, en passant par les poèmes de Nerval. C’est aussi au XIXe siècle que naissent des philosophies du désespoir. Face à l’esclavage et à la violence de la première révolution industrielle, Arthur Shopenhauer se dit que « nous avons bien moins à nous réjouir qu’à nous affliger de l’existence du monde. Sa non-existence serait préférable à son existence ». De son côté, Kierkegaarde estime que « vivre, c’est choisir », et donc être en permanence angoissé par ce à quoi l’on renonce. À la fin du siècle, le nihilisme associe ces deux précédents courants de pensée, en faisant la promotion de l’extinction de l’espèce humaine. Ni plus ni moins.
Un record est établi, au siècle suivant, en termes de catastrophes, de morts et de destructions. « Comment s’étonner alors que la culture du XXe ait été massivement pessimiste ? » se demande Georges Minois, citant, entre autres, “Le Cri” de Munch, les surréalistes, le théâtre de l’absurde, Kafka, Sartre ou Camus. Le sujet passionne la communauté scientifique. Avec le sociologue Emile Durkheim, le mal-être devient une discipline à part entière, les pionniers de la psychanalyse Freud et Lacan explorent l’inconscient, et des premiers médicaments efficaces apparaissent dans les années 1950. À la fin du siècle, le mal de vivre se répand comme une épidémie et la consommation d’antidépresseurs explose, sur tous les continents. Georges Minois y voit les conséquences de l’autonomie individuelle qui favorise l’angoisse, du consumérisme qui produit de la frustration permanente, de l’injonction au bonheur qui culpabilise. Et l’auteur de conclure : « Le mépris de soi a remplacé la culpabilité chrétienne (…) Le monde est entré dans l’ère de la dépression et, selon toute vraisemblance, nous n’en sommes qu’au début ».
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