Le 21 septembre 2001, à 10h17, l’usine AZF de Toulouse explosait, causant la mort de 31 personnes et faisant 2 500 blessés. Un accident industriel sans précédent qui a marqué et marquera encore les Toulousains, et toute la France plus généralement. Mais 22 ans après la catastrophe, faut-il cesser d’en parler à chaque date anniversaire ou au contraire entretenir la mémoire pour qu’un tel événement ne se reproduise plus ? Les réponses de Patrick Chaskiel, professeur émérite de sociologie à l’université Paul Sabatier, spécialiste des risques industriels, et chercheur au Certop.
Patrick Chaskiel, la catastrophe d’AZF a eu lieu il y a 22 ans. Elle a causé 31 morts et fait 2 500 blessés. A-t-on déjà connu en France un tel accident industriel ?
La plupart des accidents industriels ne sont pas technologiques. Il s’agit essentiellement de coup de grisou dans des mines, de barrages qui cèdent… Il y a bien eu l’explosion de la raffinerie de Feyzin (Rhône) en 1966, mais elle n’a pas causé autant de victimes. La catastrophe d’AZF n’a pas de précédent en France : des morts, de nombreux blessés et l’arrêt de la majorité des activités de l’usine par la suite.
« Personnes n’avait imaginé que les ammonitrates pouvaient exploser. Pourtant… »
Alors, est-ce la rareté de ce type d’événement qui explique qu’AZF ait autant marqué les esprits ?
Non, c’est l’époque. Si le même accident avait eu lieu en 1960, les conséquences psychologique et politique n’auraient pas été les mêmes, l’usine n’aurait pas été fermée par exemple. Auparavant, lorsque l’on voyait une fumée blanche s’échapper d’une usine, c’était signe d’activité. Aujourd’hui, c’est signe de pollution, voire de danger. C’est ce changement d’interprétation et d’appréhension des faits, issu de la montée des mouvements environnementaliste, qui est significatif. C’est en cela qu’AZF est particulier. Pour preuve, jusqu’aux années 1980, le même site était occupé par le service des poudres et l’usine d’ammoniaque de l’Onia (Office National Industriel de l’Azote), et la question de la sécurité n’avait jamais été un problème à Toulouse. Avant la catastrophe, personne, pas même l’étude de dangers réalisée en 1994 censée évaluer les risques, n’avait imaginé que les ammonitrates pouvaient exploser. Pourtant… Des salariés de Grande Paroisse (société exploitante de l’usine) m’ont même confié qu’en 20 ans de Comité central d’entreprise, il n’a jamais été question de risques concernant les engrais.
22 ans après, le souvenir de la catastrophe d’AZF n’appartient-il qu’aux Toulousains ou fait-il partie de la mémoire nationale ?
L’accident est vraiment rentré dans les annales nationales. D’ailleurs, le dernier rapport sur les risques industriels de l’association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) a été publié le 19 septembre 2023, soit deux jours avant la date anniversaire d’AZF. Ce n’est pas un hasard. Le pays entier a été et est marqué par l’événement, qui a participé à modifier le paysage industriel français : ce qui n’était pas considéré comme dangereux, l’est devenu. Et au fond, ce n’est pas tant la catastrophe humaine qui est à l’origine de ce changement, mais le fait que la SNPE n’ait pas pu redémarrer son activité “phosgène“. C’est inédit ! C’est la première fois, dans l’histoire industrielle française, qu’une activité s’arrête pour des raisons sociopolitiques et non économiques.
« La plupart des mesures de sécurité n’empêchent donc pas les accidents d’avoir lieu mais en limitent les conséquences. »
Justement, l’accident industriel d’AZF à Toulouse a-t-il permis d’améliorer la sécurité des sites à risques technologiques en France ?
Le rapport publié par l’association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) tire un bilan négatif de la loi de 2003 sur les risques industriels. Ainsi, les maires des villes dans lesquelles se trouvent des usines Seveso constatent une volonté de réduire les risques, mais également la difficulté de concilier le calcul économique des entreprises et la demande des associations et riverains de limiter, voire d’annuler, les risques.
Du côté des décideurs (entreprises et État), on estime que l’on peut évaluer un risque comme “acceptable” en trouvant l’équilibre entre les dépenses en sécurité et la limitation des risques. Seulement, les mesures mises en place peuvent finalement s’avérer improductives : par exemple, mettre un extincteur dans un bâtiment est louable, mais il ne sera utile que quand un feu se sera déjà déclaré. La plupart des mesures de sécurité n’empêchent donc pas les accidents d’avoir lieu mais en limitent les conséquences. Des investissements que les industriels jugent donc vains et qui, du coup, ne les réalisent pas. Sans compter que ces process qui permettent de mettre une usine en sécurité n’en modifient pas le comportement. Or, au lieu de multiplier les mesures de sécurité, il serait plus judicieux de chercher à produire autrement pour réduire les risques. Tout est alors affaire de négociations entre les entreprises et l’État, sous la pression des associations, la plupart environnementalistes. Car, contrairement aux décideurs, du point de vue de ces dernières, qui portent les préoccupations de l’intérêt général, aucun risque n’est acceptable.
Des ouvrages sur AZF paraissent tous les ans, à date anniversaire. Le sujet est devenu un marronnier pour les médias. Sera-t-il un jour socialement acceptable de ne plus en parler ?
Dans le milieu académique, cela fait déjà une bonne dizaine d’années que n’en parlons plus. Ce n’est plus un sujet, ou un sujet d’Histoire. AZF ne sert plus que d’exemple pour illustrer d’autres travaux sur les risques industriels et les plans de prévention (PPRT).
De plus, il y a eu, en 22 ans, beaucoup de brassage de population. Certains ont vécu l’explosion mais ne résident plus à Toulouse. D’autres sont arrivés dans la Ville rose et en gardent un vague souvenir. D’autres encore l’ont vécu avec plus de distance car ils étaient éloignés géographiquement du site. Mais tout dépend en réalité de votre position à ce moment-là. Les salariés d’AZF n’ont pas le même souvenir ni le même ressentiment que les victimes qui se trouvaient aux abords de l’usine, ou encore que la majorité des Toulousains.
⚫️ La date du 21 septembre 2001 restera à jamais gravée dans nos mémoires.
Nous nous souvenons toutes et tous de l’endroit où nous étions et de ce que nous faisions le vendredi 21 septembre 2001, à 10H17, lorsque la terrible explosion de l’usine #AZF eut lieu.
Jamais nous… pic.twitter.com/FUhRQt0OIk— Sébastien Vincini (@SebVincini) September 21, 2023
Il y a toujours deux approches à une telle catastrophe : celle du souvenir, de l’émotion mais aussi celle de l’avenir. Comment s’en servir comme levier pour faire évoluer les choses ? Et la première approche sert la seconde car c’est en se souvenant que l’on cherchera à ne pas reproduire. En revanche, ce souvenir est de moins en moins douloureux pour la majorité des Toulousains.
Pour résumer ?
Le souvenir est de moins en moins empreint d’affect, mais il sert d’argument pour faire évoluer la filière industrielle. Est-ce qu’AZF a permis de faire évoluer l’approche des risques industriels ? Oui, c’est incontestable ! Est-ce que ce changement est suffisant ? Non ! Car on met toujours des dispositifs de sécurité sur des activités qui devraient être repensées.
Commentaires