Propagande, militantisme et guerre de l’information… Depuis déjà plusieurs années, les réseaux sociaux, forums et autres espaces de commentaires font l’objet de véritables campagnes idéologiques. En pleine guerre en Ukraine et à deux semaines de l’élection présidentielle, Steve Bonet, directeur conseil et communication chez Atchik, une société toulousaine spécialisée dans la modération, donne des nouvelles du front des commentaires.
Journal Toulousain. L’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est accompagnée de cyberattaques et d’une grande campagne de désinformation émanant de robots et de trolls russes. Est-ce que ces attaques ont touché les sites et médias locaux que vous modérez ?
Steve Bonet. De manière générale, nous observons une très forte mobilisation en ligne des partisans qu’ils soient pro-ukrainiens ou pro-russes. Mais nous n’avons constaté que peu d’incursions de bots (robot informatique capable de converser, NDLR) et trolls (individu qui favorise les polémiques stériles pour perturber un débat, à l’aide d’argumentations caricaturales, NDLR) russes dans les espaces de discussion locaux. Il y a surtout un ciblage sur les médias francophones internationaux comme TV5 Monde ou RFI avec, au passage, des relais de propagande parmi les internautes exposés à ces messages. Les pages institutionnelles ainsi que des sites d’entreprises privées, quand elles sont impliquées dans l’actualité liée au conflit, peuvent également être la cible d’attaques orchestrées.
Comment expliquez-vous ce ciblage ?
On peut supposer que l’impact des médias locaux n’a pas été forcément pris en compte ou qu’il ne s’agit pas, pour la Russie, d’une cible stratégique. La Russie considère que l’opinion française est plutôt pro-ukrainienne et difficile à renverser. Les trolls russes ne s’attardent donc pas forcément sur ce qu’ils considèrent comme une cause perdue et ils préfèrent tenter d’influencer l’opinion de pays étrangers. Et en priorité ceux, comme le Mali, qui sont sujets à des tensions diplomatiques avec la France. Leur objectif est de décrédibiliser la France et son action sur le plan international. Ce qui ressort des commentaires de médias internationaux, c’est un soutien massif à la Russie.
Cette hausse des commentaires a-t-elle était dure à encaisser ?
Tout indiquait que nous allions prendre cher. Nous étions donc préparés et nous avions renforcé nos équipes. Nous avions même modifié nos plannings pour tenir compte du décalage horaire. En effet, lors de l’entrée en guerre de la Russie, nous avons connu une multiplication par trois de l’activité qui a duré deux ou trois jours. Nous avions pu anticiper car, peu avant l’attaque, pendant que les troupes russe se massaient à la frontière, nous commencions à voir les prémices d’une guerre de l’information avec une forte augmentation des infox visant à faire passer les dirigeants ukrainiens pour des nazis.
« Nous nous trouvons dans un contexte de guerre totalement inédit »
De même, nous avions constaté une augmentation des commentaires très documentés avec beaucoup d’éléments précis, qui pouvaient interroger sur les sources et l’identité des personnes à leur origine. Tous ces discours se sont massifiés lors du déclenchement de l’invasion. Même si nous avions déjà connu de fortes vagues de commentaires comme lors des attentats de Charlie Hebdo en 2015, nous nous trouvons aujourd’hui dans un contexte de guerre totalement inédit. On sent que ça pousse plus fort et de manière plus coordonnée.
Quels sont les modes opératoires des trolls et comment détecte-t-on une campagne de commentaires orchestrée ?
Nous pouvons assister à des phénomènes de multipostage, une déferlante de commentaires émanant d’un groupe de personnes sensibilisées, ou de l’astroturfing, une pratique consistant à simuler une adhésion massive à une opinion pour faire croire qu’il existe une lame de fond spontanée et populaire. En général tous ces commentaires partagent les même éléments de langages, de manière plus ou moins évidente. Ces avalanches de commentaires peuvent être le fruit d’une communauté militante mais aussi, parfois, être orchestrés par des puissances étrangères. Il est donc souvent difficile de savoir si la personne qui anime un compte sur les réseaux sociaux est sincèrement pro-russe ou uniquement un relais de propagande.
Quels sont les signaux qui peuvent révéler l’origine russe ou étrangère d’un troll ?
En général, ces commentaires reflètent des discours extrêmement formatés et sentent bon la traduction automatisée. De même, lors de campagnes orchestrées, ils sont parfois directement postés dans plusieurs langues ou présentent des structures syntaxiques similaires, maladroites ou incorrectes. Cela peut également être le profil de la personne qui est suspect, avec une audience surprenante pour une personne anonyme et difficilement identifiable.
« Aujourd’hui, la guerre se joue aussi sur le terrain des commentaires »
Avez-vous subi également des cyberattaques ?
Cela va souvent ensemble mais nous n’avons pas subi d’attaque technique sur nos systèmes. Même si la sécurité n’est pas notre corps de métier nous sommes très attentifs et nous surveillons toutes les alertes liées à ces questions. Une déferlante de commentaires n’est pas une attaque technique mais cela reste une sorte de cyberattaque. C’est l’équivalent de la propagande en temps de guerre.
D’autres puissances étrangères orchestrent également de telles campagnes dans l’espace numérique français ?
On peut aussi soupçonner la Chine de mener également des campagnes orchestrées, mais c’est plus difficile à percevoir que la Russie qui est très voyante avec ses gros sabots. Il faut comprendre que les commentaires ont un poids et de la valeur. Au point que des États sont prêts à s’engager pour peser sur les conversations en ligne et les infléchir. Aujourd’hui, la guerre se joue aussi sur le terrain des commentaires.
« Des États sont prêts à s’engager pour peser sur les conversations en ligne et les infléchir »
Ce contexte peut-il perturber l’élection présidentielle ou favoriser une ingérence étrangère ?
C’est difficile d’être catégorique. Surtout qu’il est n’est pas toujours évident de faire la différence entre des militant sincères et des trolls orchestrés. Mais il est de notoriété publique que certains États essaient d’influer sur les élections. Le fait que de nombreux militants identitaires, gilets jaunes ou d’extrême gauche, appellent à abandonner Facebook pour ouvrir des comptes sur VKontakte (un réseau social russe) peut représenter un signal qui va dans ce sens. Cela peut devenir une voie d’entrée à de la propagande étrangère, reprise plus ou moins consciemment par des militants. La propagande a toujours existé mais, aujourd’hui, elle a changé de braquet.
Pour vous quels seront les enjeux de cette présidentielle ?
Pour une société de modération, une élection présidentielle c’est un peu comme une coupe du monde de football ou les Jeux Olympiques. C’est un temps fort à ne pas manquer. Nous devons nous adapter aux nouveaux réseaux sociaux et aux nouvelles pratiques : le multipostage, les campagnes d’émojis, l’utilisation de mots déformés ou la multiplication des mots clés. Sur le mois qui vient de s’écouler, l’élection présidentielle à généré 30 % de posts supplémentaires qui viennent s’ajouter à ceux liés à l’Ukraine. Pour faire face à cela, nous affinons régulièrement les paramètres de nos outils d’assistance et nous faisons des points réguliers avec nos clients dont la politique de modération peut évoluer avec le contexte et l’actualité. L’objectif est d’optimiser nos outils de filtrage tout en respectant ce qui fait la différence entre la censure et la modération.
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